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Performance de danse « Hors norme » : de la corporéité psychologique à la corporalité psychique

www.noocultures.info – Intuitifs, théâtralisés, ou habités, tous les gestes d’Arouna GUINDO et Yvon EKUE semblent naître d’une séditieuse urgence, d’un souffle d’action et d’un flot transcendantal d’émotions renflées de labeur, de solitude, d’errance erratique de soi, de combat intérieur, de cris intimes. Comme pour quêter l’insaisissable, comme pour saisir depuis le creuset de l’espérance, un monde d’ascendance où l’être est une matière de non évanescence, mais de régénération.

Ainsi, ils établissent, conjointement puis chacun selon sa manière, la question de la mise à l’épreuve du corps en même temps que la réflexion sur les pouvoirs et limites de la parole.

S’autorisant à une sorte d’appel à insurrection intérieure sans tomber dans la complainte, en soulevant des interrogations qui demeurent sans réponse ; ils ne cessent de démontrer à quel point, leur performance ne fonctionne pas par rapport ou à partir de la présence du public. Et cela, même si elle a été entamée dès le premier soir en face d’un public.

Cela étant, malgré le détachement au public qui caractérise leur performance, Arouna GUINDO et Yvon EKOUE ne cessent de se tourner vers un autrui. Qu’il soit fictif ou réel, mental ou utopique. L’autrui est leur ancrage d’expression dialogique. Ils le mettent en place au fur et à mesure, et le réinventent constamment pour qu’il ressemble à ce qu’ils ressentent. Pour trouver enfin une écoute, une compréhension et un regard qui rétabliraient le langage dans sa fonction de dictame, de connivence et de complicité.

Ainsi, ils occupent tout le Centre, de bout en bout, même les murs, jusqu’aux confins du quartier de Lobozounkpa. Quêtant l’autrui imaginaire et imaginé. De jour comme de nuit. Avançant, et reculant comme dans un rembobinage d’une cassette vidéo, comme dans un déroulement à rebours-sens d’une bande audiovisuelle. A la vitesse de la musique du cœur. Au gré également des chansons mixées par l’environnement autour d’eux. S’adaptant à la cadence des sonorités distillées par ci et par là, esquissant des pas qui oscillent entre références culturelles datées, variées, ambiancées, rétros et influences urbaines.

La synchronisation dans la gestuelle, et le dialogue silencieux, mais communicatif qu’ils entretiennent au fil des secondes, des minutes, des heures, des jours, des nuits ; dénotent d’une capacité discursive à aller de l’emmurement à l’émulation, de la tourmente de son monde intérieur vers une communion avec les réalités alentours. Il y a une ambition d’interpeller sans héler, d’avertir sans donner l’alerte dans l’évocation du propos de cette performance « hors norme ».

Pendant ce temps, ils donnent l’impression de tenir tête aux pensées harcelantes qui ne les laissent jamais en repos. Serait-ce justement pour cela que même pendant ce qui faisait office de pause (aux heures de repas, de repos, et de besoins usuels) durant cette performance qui a duré continûment quarante-huit heures, Arouna GUINDO et Yvon EKUE maintenaient un hochement de tête incessant ?

Ce qui signifie qu’à aucun moment, les deux artistes ne se sont accordés, une interruption intégrale. Autrement, ils se sont servis de leur tête comme de base motrice de leur danse, et de leur résistance au temps qui passe, de leur résistance à la vérité du monde qui pourrait leur échapper, à la connexion avec leur intérieur.

C’est certainement pour cette raison, qu’au détour du deuxième jour de performance, soit près de trente-six heures de danse après l’entame ; ils se fabriquèrent des pancartes de fortune qui explicitement, transcrivaient (même avec ambiguïté) leur écœurement longtemps entretenu, leur interpellation des consciences collectives, leur appel à l’action au-delà de la fatalité ambiante qui accable. Eux qui vivent durement ce qu’ils évoquent et endurent vivement ce qu’ils rapportent, tentent d’unifier et de synthétiser constamment leur propos, et les impressions sensibles qui en découlent à leurs yeux.

Or rien ne semble intervenir du fait du hasard (même quand on perçoit une grande place pour l’instantané) dans « hors-norme ». Qu’il s’agisse de la lampe tempête constamment présente durant la performance. D’ailleurs pourquoi une lampe éteinte ? Symbole d’une envie de faire renaître de soi la flamme enfouie en soi ? Ou qu’il s’agisse de la déconnexion machinale qui surgit souvent brusquement entre les deux danseurs ; de sorte que l’un n’agit plus en fonction de l’autre, et que par moment, chacun se réinvente, se recrée son tempo de danse, son harmonie corporelle (souvent en contradiction avec les sons environnants).

Ce qui confère un élan réflexif à chaque posture qu’Arouna GUINDO et Yvon EKUE adoptent. Qu’elle soit une posture passive, courbée, arquée, rotative, ou qu’elle s’articule à genoux, à même le sol. Il y a toujours cet élan de vie, qu’ils incarnent. Les gesticulations sont non dispersives, mais convenues, voire contenues ; avant d’être totalement hérétiques. Nous sommes comme dans un rituel expiatoire. Et c’est par des mouvements extatiques, laissant prétendre qu’ils semblent être possédés, qu’ils structurent leur exploration intime.

Toute chose qu’on pourrait considérer telle une ratiocination du corps en mouvement. C’est-à-dire une volonté manifeste de réfléchir avec une curiosité et une subtilité allant jusqu’à l’extrême, leurs capacités anatomiques. Notamment, au-delà des conditions normatives, et surtout pour suggérer une (d)énonciation scrupuleuse, mais intrigante de l’allure quasi anomique qui caractérise notre époque et ses réalités actuelles (nous-mêmes avec).

Il y a partout dans cette performance, un vertige des métamorphoses que traduisent aussi bien les flottements identitaires invoqués, les marqueurs d’étrangeté assumés, les attributs différentiels des mouvements de chaque danseur, et la lucidité distancée de leur rapport eux-mêmes à leur performance.

Le baroque qui singularise la trame (comme le titre) de « Hors-norme », pousse les danseurs à endosser une sorte de folie renversante sur laquelle s’appuie le dispositif psychologique, dramatique et structurel de la performance. Justifiant ainsi, l’état second dans lequel chacun d’eux semblait être ou végéter à mesure que la performance s’intensifiait.

Comme si, précisément, cette faculté de ne plus avoir contrôle sur eux-mêmes, leur permettait d’accéder à un réel relevant de l’ordre du transcendant, d’aborder la réalité qu’ils indexent et qui leur paraît de plus en plus incompréhensible (inacceptable ?), avec un regard transcendantal ou plus méditatif. Corroborant un aspect de la notion Kantienne, qui croit en l’existence de réalités supérieures à celles qu’on expérimente avec les sens, désignant de fait une transgression, un dépassement de limites.

En définitive, « Hors-norme » pourrait être perçu comme une performance de la détermination, de l’endurance, de la mise à l’épreuve de soi par soi-même et par rapport au monde. Sans jamais occulter la dimension imaginaire, et sans renoncer pour autant à la nécessité de (se ?) dire, c’est de l’abîme que frôlent si continuellement leurs mouvements, que les danseurs Arouna GUINDO et Yvon EKUE mettent du sens, des émotions, des sentiments, des impressions, des expressions sur leurs et nos souffrances. Afin de créer, instaurer voire entretenir avec nous, un lien qui repose sur une liaison primordiale : celle qui fait que nous sommes, en tant que spectateurs, sujets de leur performance.

D’où nous serions capables d’imaginer ce que pense l’autrui que durant quarante-huit heures, Arouna GUINDO et Yvon EKUE hèlent, cherchent, sollicitent. Et qui fait que nous pouvons nous projeter (imaginairement aussi), dans l’intimité de leur dense pensée dansée, à travers laquelle nous reconnaissons le monde intérieur qui grandit de plus en plus en nous, jusqu’à nous dévoiler profondément.

Par Djamile Mama Gao (Collaboration) ©www.noocultures.info

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