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Le cinéma africain et les questions de l’histoire et de la mémoire (Tribune)

www.noocultures.info (Issu de notre magazine) – Né pendant dans la période postcoloniale à savoir les années 50 et 60, le cinéma africain peut être classé parmi les cinémas émergents. Avant les premières productions africaines, le public africain n’était qu’un récepteur du produit de l’autre. Il a fallu attendre des années pour que l’Afrique produise ses propres images et établisse donc les liens nécessaires entre l’africain et sa culture. Selon F. Boughedir, « Notre cinéma doit être un cinéma de culture, un cinéma de civilisation avant tout».

Ainsi ont été posées les questions de la formation, de la production et de la distribution. Des aspects presqu’indissociables et auxquels peuvent s’ajouter les questions du Moi, de l’Histoire et de la Mémoire. Des thématiques que nous jugeons d’importance extrême car elles sont liées à l’être identitaire et aux conditions qui ont façonné son présent et essaient de tracer son devenir, du moins intellectuel et artistique.

A la naissance de ce cinéma, abstraction faite des conditions de travail et de création, tous s’attendaient à un nouveau cinéma à l’instar du ¨free cinéma¨ ou du cinéma ¨novo¨ capable de créer la différence et de se faire une identité propre au film africain. Cependant, les contraintes de formation, de production et de distribution ont agi sur les faits et l’on s’est trouvé entre autres devant des cinéastes formés ailleurs surtout en France, en Union Soviétique ou en Ukraine.

Cette situation appelle de facto plusieurs questions. Avec quelle vision les cinéastes formés ailleurs créeraient-ils ? Et comment cela peut-il consolider ou affecter l’identité africaine ? Et par extension, quelles sont les structures mises en place par les pays africains pour soutenir la formation de nos faiseurs d’images ? Y-a-t-il des aspects propres à la culture et l’identité africaines à prendre en considération ?

Néanmoins, au fil des années et malgré toutes les contraintes, l’on s’est trouvé devant une production cinématographique qui, vue sous l’angle de l’industrie et du marketing, semble encore et toujours embryonnaire. Mais du point de vue de la création artistique, elle semble répondre à plusieurs attentes concernant ses dimensions artistiques et esthétiques. Depuis les débuts, certains de nos cinéastes africains ont compris que le projet artistique et cinématographique à défendre et à asseoir ne peut en aucun cas omettre les questions identitaires. Notre cinéma a intérêt à être un cinéma fort, capable d’interroger le public sur de grandes questions. Et le réalisateur Gaston Kaboré le confirme si bien : « La première école à créer est celle de la volonté et de la persévérance. Faites des films distrayants, étonnants, dérangeants. C’est par la force de vos films que vous allez convaincre ».

Dans la présente communication, nous allons essayer d’aborder les thématiques de l’Histoire et de la Mémoire dans certains films africains. Un choix que nous voulons, d’un côté, compatible avec les axes proposés par le colloque d’Ecrans Noirs 2019 et, d’un autre côté, susceptible de soulever des questions pouvant ouvrir des pistes de recherches sur certains aspects de la culture et du cinéma africains.

La question de l’Histoire dans le cinéma africain

L’histoire de l’Afrique est généralement contée par les méthodes traditionnelles (livres, manuels, …) qui ont presque toutes une caractéristique commune : raconter les mêmes événements avec les mêmes péripéties et avec de légères modifications dans l’expression. Il a fallu attendre des années pour se rendre compte que d’autres supports sont possibles et capables de présenter avec plus d’efficacité la vérité historique en la transposant sous forme d’images, ce qui permettrait une bonne diffusion et une meilleure réception du produit : les supports audiovisuels.

L’avènement des médias visuels a beaucoup affecté la vision que les gens avaient de l’histoire et a ouvert de nouvelles perspectives aux méthodes d’écriture de celle-ci pour permettre de révolutionner le regard qu’on porte sur soi, sur son histoire et sur la façon de la présenter. Ainsi, le document historique n’est plus uniquement le texte écrit par un historien ; l’image, la séquence vidéo et le film sont devenus des références en la matière, en se frayant une place plus sûre et plus crédible.

Ce changement dans la perception de ce type de supports a motivé les chercheurs et les critiques pour tenter d’une part, d’interroger certains documents et chercher à clarifier quelques aspects qui pourraient régir la relation entre le fait historique et sa présentation sous forme d’un produit artistique; et d’autre part, de contribuer à l’accompagnement dont a besoin une pratique nouvelle dans le cinéma africain.

Ainsi, aborder la question des rapports entre l’histoire et son traitement par un produit littéraire ou artistique dans le contexte africain pousse à poser un certain nombre de questions : le rapport entre l’histoire et sa représentation romanesque et filmique ne suscite-t-il pas un débat sur les genres ? Dans quelle mesure l’histoire est-elle présente dans les œuvres littéraires et artistiques ? Quels sont les pertes et les gains du fait historique lorsqu’il est traité par un artiste et non par un historien ? Le romancier ou l’artiste pourrait-il être considéré comme un historien ou un conteur d’histoires ?

Un travail de ce genre et sur cette thématique chercherait les similitudes et les différences entre les différents supports pour voir comment les contraintes de la création artistique pourraient astreindre le fait historique à certaines manipulations et pratiques susceptibles de le valoriser en tant que vérité historique ou de le rendre au service de faits relevant de la fiction, sans pour autant toucher à sa composante historique qui nécessite objectivité et exactitude.

1- Le cinéma colonial, produit d’une époque et d’une vision

Aborder les thématiques de l’histoire de notre continent et de son cinéma ne peut se faire sans porter un regard clair et profond sur une étape importante de cette histoire à savoir l’époque coloniale. Son impact est incontournable car elle a influencé la vie, l’évolution et les pratiques littéraires et artistiques de tout un continent.

En effet, depuis son invention, le cinéma a cherché à impressionner, à créer l’émotion mais également à influencer. Les pays colonisateurs ont bien su mettre ce moyen de leur côté et ont bien employé les images d’une part pour maintenir leur oppression sur les peuples colonisés, et d’une autre part pour justifier leurs actes et positions. Citons l’exemple d’Alejandro Perez Lugin qui « arriva au Maroc (1921-1922) pour tourner Los regulares. Desastre de Anual et Conquista de Xauen dont le motif était la campagne espagnole dans la zone nord du pays, sur le désastre d’Anwal et la conquête de Chaouen. Ces reportages connurent un énorme succès ».

Ce rapport avec le cinéma colonial a pris d’autres formes avec l’indépendance et plusieurs cinéastes des anciennes colonies ont entamé la quête de la vérité des images véhiculées sur leurs pays et leurs concitoyens, une façon de réparer des torts et de créer des images capables de présenter certains pays et peuples sous un autre angle, de l’intérieur cette fois. Les cinéastes ont ainsi l’occasion d’aborder l’histoire autrement.

2- L’histoire racontée par les natifs

Après l’indépendance, des cinéastes ont commencé à faire leur propre cinéma. Les contraintes étaient nombreuses mais une volonté forte a permis de voir installer une production cinématographique, certes rudimentaire mais prometteuse et porteuse des ingrédients d’une identité africaine. Des artistes, qui ont compris l’intérêt pour le cinéma à contribuer au devenir des nations, ont entamé malgré tout, ce qu’on peut appeler l’avenir visuel des nations. Ce groupe d’artistes (intellectuels) arrive bien à propos car il « peut comprendre en quoi consiste le bien commun et savoir ce qui est important pour la collectivité puisque ces notions échappent à l’opinion publique ».

La question de la présence et du traitement traitement de l’élément historique dans le cinéma africain découle de la grande question des rapports entre les deux éléments. « La différence entre un film historique et une étude historique réside dans le fait que le film est le produit de l’imagination du metteur en scène, et que celui-ci cherche à évoquer le passé plus qu’il ne s’intéresse au fait historique proprement dit, alors que dans l’étude, ce sont les faits qui comptent le plus ».

Ces cinéastes qu’on peut appeler pionniers ont mené un grand travail sur l’histoire et la conscience collective. Ils ont cru au cinéma comme moyen d’éveil des peuples et de sauvegarde de l’identité. On cite dans ce sens Ousmane Sembène qui, aux dires de Tahar Cheria, a fait pour l’Afrique ce que pourrait faire une cinématographie en valeurs de témoignages, d’éclairages et services rendus.

Ce cinéaste a su, dans ses films, rendre compte d’une réalité africaine et à montrer des aspects de vie et de civilisations qu’on peut revisiter maintenant comme des documents sur la vie des africains et sur l’Afrique. Les plans, les dialogues, les émotions, les relations dans les films de Sembène sont si réalistes. Prenons l’exemple de son film Borrom Serret. Les images, les angles de prise de vue, les plans et la narration en disent autant sur une société qui est en train de voir les conflits entre les valeurs de base de l’être africain et celles imposées ou héritées de l’autre.

Cette même tendance de traitement est présente dans les écrits et films de Paulin Vieyra. Un cinéaste qui a opté clairement pour l’expression du sentiment d’appartenance. Dans Afrique sur seine, on entend une voix off dire : « à la face du soleil et des aïeux nous crions alors notre indépendance, jeunes, insoucieux et ignorant le monde qui nous entourait. Nous ignorions les régions qui limitaient notre petit coin d’Afrique ».

Plusieurs cinéastes ont entrepris ce travail sur l’histoire et l’identité. Leurs œuvres étaient soit des films qui faisaient allusion à l’histoire dans le film de fiction et c’est une donnée présente dans bon nombre de films africains, soit qu’ils ont cherché à faire de l’histoire la thématique essentielle du film. Ceci rappelle un élément d’une importance extrême pour juger ou analyser le film historique car « chaque film inspiré par l’histoire constitue une évasion dans le passé, dans des mondes qui ne sont plus et qui, parfois, n’ont jamais existé ».

Cependant, il convient de signaler que les films qui traitent clairement de l’histoire sont restés très peu nombreux vu les exigences de ce genre. Si certains réalisateurs ont osé tenter ce genre, c’est généralement grâce aux subventions de leurs Etats et on cite comme exemple le Maroc, l’Algérie, l’Egypte entre autres. Pour plusieurs cinéastes africains, chaque film réalisé est un miracle surtout que plusieurs pays africains n’ont pas compris, jusqu’à maintenant, ce que peut apporter le cinéma au développement desdits pays.

La mémoire sauvegardée, contée

La question du traitement du sujet de la mémoire par les cinéastes africains a été soulevée à plusieurs reprises sous différents angles surtout que des mécanismes de différents genres entrent en jeu pour délimiter et canaliser le traitement de cette thématique dans certains cinémas. Ailleurs, il a fallu attendre des années pour pouvoir approcher ce sujet.

Le travail sur la mémoire s’est fait de différentes façons. Yaaba d’Idrissa Ouedraougou permet de se rendre compte que le réalisateur a voulu et a su mettre en scène plusieurs éléments relevant de la mémoire africaine en lui rendant service. Il a abordé le thème de la folie comme forme de superstition et les rapports qu’entretiennent le personnage fou avec son entourage et surtout avec les enfants. De plus, il a montré un aspect essentiel de la mémoire et de la culture africaine à un certain moment de l’histoire ; il s’agit de la place de la femme dans la communauté. Une place à la fois forte et fragile, elle gère et commande autant qu’elle se résigne et accepte. Des rapports qui mettent en exergue des idées sur la société africaine.

A cela s’ajoute le grand travail mené par le réalisateur sur les plans de prise de vue, les costumes et la musique. Il a choisi dans une grande partie du film de travailler sur des extérieurs et d’opter pour des plans larges, une façon de montrer l’ouverture, la grandeur et la perspective. Les costumes sont simples et donnent une certaine caractéristique sur l’un des aspects vestimentaires africains. Quant à la musique, la douceur et la fluidité qui s’en dégagent invitent à la réflexion et à la jouissance. Trois éléments parmi d’autres qui montrent que le travail mené par Ouedraogo, dans ce film, est sûr et pour la mémoire.

Un deuxième exemple est à considérer dans le même sens, il s’agit du film Muna Moto de Jean-Pierre Dikongué Pipa. Ce film raconte une histoire d’amour inachevée à cause d’un certain héritage et remet en question un ensemble de croyances et de pratiques liées à la mémoire collective d’une communauté. Le film est également une invitation à remettre en question certaines pratiques et croyances de Ndomé et de Ngando dont la réaction à la fin du film traduit ce regard critique porté sur certaines pratiques sociétales.

Ce film, malgré les nombreux obstacles rencontrés, s’est imposé comme un travail qui montre, démontre, interroge et dénonce. Jean-Pierre Dikongué Pipa a pu mettre en confrontation directe un héritage que la société prétend garder et l’argent qui a pu démystifier plusieurs idéaux et principes. Tout cela sur un fond d’histoire humaine qui fait appel à l’histoire commune et se projette dans le désir du changement et de l’évolution espérée. Jean-Pierre Dikongué Pipa reste ainsi fidèle à lui-même.

Ce message se trouve très bien illustré par le grand travail mené sur les costumes, la musique et la  danse mis en avant dans le film, appuyés par certaines répliques qui témoignent clairement du souci de la sauvegarde de la mémoire comme : « Ne perdez foi en nos traditions, cela représente un grand danger pour nous tous ».

Le travail sur la mémoire a été fait autrement dans d’autres cinémas et s’est focalisé à certaines périodes sur des étapes et éléments bien précis. Prenons ici le cas du Maroc et le travail de certains de ses cinéastes sur ce qu’on appelle les années de plomb. Des films ont été tournés pour revisiter une période de l’histoire du pays mais avec des nuances différentes et des traitements qui ont donné des œuvres qui diffèrent largement du point de vue de l’analyse et de la qualité esthétique et artistique.

Nous retenons ici l’exemple du film d’Abdelkader Lagtaa intitulé face à face. C’est un film qui, à notre sens, revêt un intérêt particulier du fait qu’il aborde un volet de la mémoire commune des marocains, non seulement pour rendre compte et restituer les évènements, mais aussi pour montrer l’impact de cette période des années 70 et 80 sur les générations à venir. Dans ce cas, on ne parle plus de la mémoire mais des influences de cette mémoire sur le présent et le futur d’une nation.

Cette thématique, avec toute sa portée, et sans considération ni interprétation des conditions qui ont permis son traitement, a donné naissance à des œuvres avec des traitements différents et a favorisé un regard artistique et cinématographique sur une période qu’on peut qualifier de commune pour la majorité des pays africains.

Le documentaire et le regard de l’autre

Les thématiques de l’histoire et de la mémoire ont également été traitées, et ce, de façon plus directe par les films documentaires tels que Rencontrer mon père d’Alassane Diago, Thomas Sankara de Didier Mauro et Thuy-Tiên Ho, Tala-Tala de David-Pierre Fila. Cependant, il est à noter qu’un grand nombre de documentaires produits sur l’Afrique, son histoire et sa mémoire sont réalisés par des non-africains. D’où la question du regard de l’autre sur ce continent. Plusieurs pensent que ces productions manquent d’objectivité et leurs auteurs y mettent beaucoup d’exotisme. Une remarque qui peut s’avérer dans une certaine mesure. Mais cela ne saurait nous empêcher de dire que l’Afrique contemporaine a besoin de prendre conscience du regard de l’autre. Un regard qui peut servir de support pour se faire son propre regard.

De plus, les œuvres signées par des étrangers, surtout des Européens constituent aujourd’hui des documents incontournables sur l’histoire de l’Afrique et sa mémoire. Des films qui traitent sous différents angles les réalités africaines et retracent des étapes de l’histoire du continent et qui offrent aux chercheurs et artistes africains ou d’ailleurs la possibilité de revoir et d’analyser l’histoire de ce continent; « il est également indispensable de falsifier l’histoire. C’est une autre façon de vaincre les inhibitions maladives ».

En conclusion, le cinéma africain est certes un cinéma émergent, des conditions diverses l’ont voulu et rendu ainsi. Mais il est resté, au moins en partie, comme l’ont initié les prédécesseurs, un cinéma culturel. Il a entretenu des liens forts avec plusieurs modes d’expression artistique. C’est un cinéma qui a rendu hommage à l’être africain en montrant des modes de vie et de pensée des peuples de l’Afrique.

Le traitement des thèmes de l’histoire et de la mémoire dans le cinéma africain est d’une grande importance et ouvre des perspectives de recherche. C’est un travail difficile par le choix de ses corpus et la délimitation des outils et méthodes de travail. Nous avons opté pour des exemples que nous avons cités, que ce soit des films de fiction ou des documentaires car nous jugeons que pour les seconds la thématique peut être choisie délibérément et constituer un sujet de l’œuvre d’art. Pour les premiers, à savoir les films de fiction, nous pensons que l’élément historique ou de mémoire peut avoir existence dans le film de fiction et s’offre à l’analyse sans pour autant le confronter à la vérité historique.

Le cinéma africain puise dans différents sujets, il est en train de se faire sa place parmi les cinémas du monde malgré toutes les contraintes auxquelles il fait face. Aujourd’hui, il a besoin encore d’une prise de conscience collective quant au rôle qu’il peut jouer. Il lui manque encore un accompagnement qui pourrait l’aider à tenir la place qui lui revient. Nous pensons également que la critique et la cinéphilie pourraient jouer amplement ce rôle et participer au fondement de la réception consciente capable d’interroger, de redresser et de soutenir.

Cherqui AMEUR (Maroc) ©www.noocultures.info
Article paru dans le N°2 du Magazine NO’OCULTURES paru en Novembre 2020. Télécharger

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