mercredi , 24 avril 2024
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Hugues Diaz, Directeur de la cinématographie du Sénégal : face à la covid-19, « rester digne et optimiste »

www.noocultures.info – Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Et ce qui apparaît comme une évidence est désormais vérifiable, depuis le 06 avril 2020. En effet, dans un document intitulé « Rapport succinct sur l’impact du Covid-19 dans le sous-secteur du cinéma et de l’audiovisuel créatif du Sénégal – Esquisse d’un programme de résilience socio-professionnelle et économique », le Directeur de la cinématographie sénégalaise, Hugues Diaz fait un état des lieux exhaustif de la crise sur son secteur. Résorption des Charges fixes pour les deux mois (Salaires, eau, électricité, location locaux…) d’une trentaine d’entreprises de cinéma d’un montant cumulé pour toutes les filières estimé à 148 355 255 F CFA; manque à gagner pour les deux mois estimés à : 541 612 000 F CFA; arrêt de travail et chômage d’environ 2.000 professionnels du cinéma, etc. Tels sont les chiffres avancés dans le rapport. Mais loin de céder à la panique face à cette crise inattendue et profonde, Hugues Diaz y voit une opportunité pour les Etats de donner une priorité au secteur de la culture.

Noocultures.info : La direction de la cinématographie a publié, début avril, un rapport sur l’impact de la Covid-19 dans le sous-secteur du cinéma et de l’audiovisuel créatif au Sénégal. On y apprend notamment que du fait de l’arrêt observé dans presque tous les secteurs, il y a un manque à gagner de plus de 500.000.000 FCFA sur deux mois. Il y a là de quoi être véritablement inquiet pour le secteur non ?

Hugues Diaz : Effectivement les impacts sont très réels dans toute la chaîne de valeur de l’industrie cinématographique, de la production à l’exploitation en passant par la distribution et la formation. C’est un sacré coup inattendu mais je pense qu’il ne faut pas se lamenter sur son sort puisque qu’aucun secteur de la vie socio-économique n’a été épargné par cette pandémie.

Aujourd’hui, il faut plutôt trouver très rapidement des moyens de passer à la résilience socioprofessionnelle et économique de notre secteur. Je pense que nous sommes sur cette voie afin de régler les problèmes. Il nous faut trouver les voies et moyens pour aider les structures en difficulté, les intermittents de notre sous-secteur du cinéma à avoir de la dignité face à ce virus qui a surpris tout un chacun.

Pour l’instant, nous essayons d’apporter des réponses sociales qui doivent permettre aux uns et autres d’être tranquilles avant d’aborder la phase de relance parce qu’on ne sait pas où la covid 19 va nous conduire.

Nous sommes en train de remonter la pente progressivement pour arriver à libérer les initiatives ; mais ce qui est positif dans tout cela, c’est cette mobilisation spontanée et désintéressée des professionnels de notre cinéma pour lutter contre la propagation du virus. Il y a une chaîne de solidarité qui a vu le jour où les professionnels réunissent leurs moyens pour produire des films de sensibilisation. Aujourd’hui, il faut agir pour limiter la propagation de ce virus et je pense que nous les culturels, nous sommes assez bien placés pour concevoir des messages appropriés pour la communauté. C’est ce travail qu’ils sont en train de faire de la façon la plus salutaire.

Votre rapport propose une cartographie des impacts par secteur cinématographique et on voit qu’aucun levier n’est épargné : la formation, la production, l’exploitation / distribution, la promotion, les marchés, la coopération internationale. N’est-ce pas dû à la nature même du secteur qui nécessite contact, mobilisation, etc. ?

Effectivement il y a eu des impacts sur toutes les filières. Comme vous l’avez si bien dit, la formation a été touchée. Avec un arrêt des cours. Des espaces de formation qui jusque-là étaient dans le renforcement de capacités qui ont été contraints à l’arrêt.

Je ne reviendrai pas sur la filière production qui a vu l’interruption des tournages de films tant nationaux qu’étrangers ainsi que de grands projets de coproduction en cours.  Quant à l’exploitation/ distribution, les salles de cinéma sont toutes fermées et tous les projets de diffusion mobiles  dans le pays ont été également suspendus tant il est vrai que le Sénégal en dehors des salles de cinéma est très engagé dans la diffusion des films par voie itinérante. Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est aussi toute la promotion du cinéma sénégalais  qui, pour cette année 2020, était choisi comme pays invité d’honneur dans des grands festivals et marchés internationaux (Maroc, Portugal, Inde, Chine, France, USA, Cuba …)

Un sacré coup d’arrêt en somme….

Oui, un sacré coup. Mais je pense que notre secteur n’est pas tant à l’agonie. Le numérique a permis à certains professionnels, à certains événements de se réorganiser. Des festivals internationaux virtuels ou « on line » se sont tenus avec la participation du Sénégal et nous avons eu des prix. Je peux citer, comme exemple, le film documentaire « Poisson d’or, poisson africain » des réalisateurs Thomas Grand et Moussa Diop qui s’est illustré dans trois grands festivals.

Au niveau de la diffusion, à quelque chose malheur est bon. Les télévisions qui ne montraient que rarement les films sénégalais ont commencé par en diffuser. La Direction de la cinématographie en partenariat avec les cinéastes a notamment proposé à la télévision publique sénégalaise, la RTS TV, un programme  intitulé « Le cinéma sénégalais – Chez Vous ». Ainsi, depuis le mois d’avril, ce sont les productions sénégalaises qui sont diffusées. Cela permet de montrer que le Sénégal avance sur le plan cinématographique, dispose d’une production de qualité et en quantité dont les plus hautes autorités de l’Etat et les populations du Sénégal s’en réjouissent. Le Fonds de Promotion de l’Industrie Cinématographique et Audiovisuelle (FOPICA) mis en place par le Président de la République, Son Excellence, M. Macky SALL, y trouve sa justification

Bien que ce soit un sacré coup accusé, cette situation nous permet, en même temps, d’apporter des correctifs quant aux stratégies endogènes de développement de notre industrie cinématographique, de compter d’abord sur nos propres ressources (humaines, financières, infrastructurelles…) et de ne plus trop dépendre de l’extérieur. Aujourd’hui, certaines activités de post productions cinématographiques se déroulent au Sénégal avec des techniciens chevronnés et des installations techniques que nous ne valorisions pas assez auparavant.

Mais aujourd’hui avec l’avènement de cette crise de la COVID 19 ayant entraîné la fermeture des frontières, les techniciens sont très imaginatifs en comprenant qu’ils pourraient assurer la post production totale des films sur place.

Pour vous, il n’y a pas à craindre que cette crise marque la fin de l’essor entrepris par le 7e art sénégalais et de son rayonnement à travers le monde ?

En effet, je ne pense pas que cela marque la fin de l’essor de notre cinéma. Le septième art sénégalais est dans une phase de relance. Et pour une bonne relance, je pense qu’il faut aussi simuler des cas tragiques comme celle que nous traversons et de laquelle nous allons nous relever très rapidement. Moi je pense que le cinéma sénégalais s’en sortira grandi s’il arrive à se relever de lui-même sans attendre exclusivement l’aide extérieure. Je ne dis pas qu’il ne faille pas compter sur l’aide des étrangers, loin s’en faut ; un cinéma ouvert comme celui du Sénégal a besoin des sources fécondantes des autres cinématographies ou des partenaires techniques et financiers.

De même, les professionnels sénégalais vont trouver de plus en plus des solutions endogènes voire solidaires d’abord avant de pouvoir s’ouvrir à l’étranger et je pense que c’est ce qui va fortifier notre écosystème parce que nous avons un écosystème très perfectible et très ouvert sur l’étranger.

Quand vous prenez les grandes salles de cinéma et la distribution filmique dans notre sous-région ouest africaine, pour la plupart financées et détenues par de grands groupes étrangers, cela met à nu la dépendance extérieure du cinéma africain, mais de plus en plus nous avons pris conscience de cet état de fait.

Les professionnels du 7ème art ont pris conscience et savent désormais qu’il faut d’abord compter sur ses propres forces, sur ses propres compétences. Il ne faut pas avoir peur de prendre des risques et investir. Et je pense que c’est ce qui est en train d’être fait. Donc je ne pense pas que ce soit la fin de la relance du cinéma sénégalais, au contraire, notre direction de la cinématographie en profitera, de concert avec les parties prenantes, pour proposer un code cinématographique sénégalais plus adapté au contexte économique, technologique et socio professionnel.

Je pense que c’est le moment de mettre les bouchées doubles pour préparer tout cela. Une concertation avec les professionnels une fois que les mesures barrières seront levées sera faite. Nous ne nous tournons pas les pouces, que ce soit les professionnels et les administratifs, peut-être les intermittents. J’ai d’ailleurs une pensée pour ces intermittents qui sont dans le cinéma avec les grands tournages de films dans lesquels ils trouvent dignement leurs moyens financiers.

Je compatis avec eux les conditions difficiles vécue en ce moment de pandémie, car ne pouvant plus travailler comme il se doit.

Profiter donc de cette crise pour travailler à la mise en place et la structuration d’une véritable industrie cinématographique et d’une économie viable du cinéma au Sénégal, c’est le pari de votre direction…

Effectivement, c’est toujours notre action, notre volonté de toujours structurer et de trouver le meilleur modèle qui sied pour un cinéma sénégalais fort et une économie viable de ce secteur. Vous savez que depuis l’avènement du FOPICA en 2014, ce mécanisme n’a pas cessé de financer les projets structurants de cinéma.

Aujourd’hui, au moment où je vous parle, il finance les charges de post production de films déjà tournés mais aussi des infrastructures comme des salles de cinéma portées par des nationaux. Donc c’est pour dire que cette mise place de la structuration d’une économie viable du cinéma est plus que jamais en train d’être mise en branle.

Nos priorités sont portées sur le plan structurel et infrastructurel. Il faut des textes adaptés qui permettent de pallier les insuffisances de la gouvernance et du financement traditionnel de l’État. Aujourd’hui, il nous faudrait envisager des financement innovants et participatifs par lesquels nous allons accroître les sources de financement de l’industrie du cinéma sénégalais.

Pour le moment, l’Etat sénégalais est quasiment le seul acteur dans cette industrie cinématographique lourde, donc il est opportun de réfléchir sur des sources de financement additionnelles du FOPICA et des méthodes très simples qui permettraient à l’Etat, même s’il ne donne pas de l’argent de pouvoir appuyer les acteurs de développement du cinéma.

Nous nous battons pour avoir la facilitation des exonérations douanières et fiscales pour l’investissement dans des industries techniques, pour permettre à la longue à l’Etat du Sénégal d’avoir une industrie vraiment diversifiée du cinéma. Vous êtes sûrement au courant du projet de création de la Cité sénégalaise du Cinéma et de l’audiovisuel porté par l’Etat et qui aurait connu des avancées notables n’eût été la crise. Avec l’Agence Française de Développement (AFD) qui est un des partenaires sur ce projet, nous aurions achevés l’étape des études.

Toutes ces initiatives s’inscrivent justement dans une vision de structuration d’une économie viable du cinéma sénégalais.

Quel est, selon vous, le scénario idéal de sortie de crise pour le secteur ? Et le pire ?

Le meilleur scénario est que les Etats et leur gouvernement doivent donner une priorité marquée au secteur de la culture. Je pense que dans beaucoup de pays africains, il est illusoire de comprendre que le développement d’un pays passe par la Culture, comme l’avait si bien théorisé feu le Président – Poète Léopold Sédar Senghor.

Avec cette crise de la COVID 19 qui a vraiment affecté nos systèmes de valeurs et notre humanité, on s’en rend compte de plus en plus.

Ainsi, les Etats africains doivent être les premiers à entrevoir le développement culturel de leurs pays.

Au Sénégal, cette crise a donné plus que jamais une importance, une opportunité plus accrue à la culture. Depuis, le début de cette pandémie, notre ministre de la Culture et de la Communication, M. Abdoulaye DIOP, a entrepris des concertations avec les acteurs culturels de tous les domaines (musique, littérature, danse, mode, théâtre, cinéma et audiovisuel créatif…) en vue de recueillir les propositions d’actions urgentes dans le cadre du programme national de résilience économique et social.

Alors, j’ai pensé que le scénario idéal pour une sortie de crise est que les Etats et leur gouvernement s’engagent à mettre des moyens financiers importants dans le secteur de la culture, et le sous –secteur cinématographique plus précisément qui est le miroir, le meilleur ambassadeur de notre culture dans le monde. Le cinéma, c’est un art de synthèse et d’unité des autres expressions artistiques comme la littérature, la musique, le théâtre, l’environnement, le décor, la mode, la coiffure, le patrimoine, la gastronomie… et c’est également une industrie qui appelle à une création de plusieurs emplois et de la richesse.

Par conséquence, le pire, ce serait que les Etats laissent voire abandonnent les professionnels à eux-mêmes sans aucune intervention.

Aujourd’hui plus que jamais l’État doit mettre des moyens accrus pour permettre à la culture d’être vecteur de cohésion et d’unité nationale mais également un véritable levier du développement tant humain que socio-économique.

Je pense qu’un pays qui l’aura compris peut faire face à toutes les crises.

Nous avons la chance au Sénégal d’avoir un État qui se soucie du secteur culturel dans cette crise de la COVID 19. A cet effet, l’un des premiers discours du Président de la République, Son Excellence, M. Macky Sall, a mentionné la culture parmi les secteurs prioritaires qui devraient bénéficier d’un soutien, d’un appui considérable.

On espère que cela va se concrétiser très rapidement, d’ailleurs les professionnels du cinéma dans leur diversité ont convenu d’un mémorandum pertinent d’appui aux acteurs et entreprises durement impactés ainsi que d’un plan de relance des activités cinématographiques et audiovisuelles sur l’ensemble du territoire national.

Nous ne sommes donc pas pessimistes pour envisager le pire, nous espérons une issue plus optimiste de sortie de crise.

Propos recueillis par Eustache AGBOTON ©www.noocultures.info
Illustration : ©DakarCiné

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