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COVID19 : au-delà de l’urgence, une opportunité pour le secteur culturel ?

www.noocultures.info – Comment la pandémie de la COVID19 a rebattu les cartes dans le secteur culturel africain ? Quels en sont les impacts sociologiques et structurels ? Les acteurs culturels pourront-ils s’en relever ? A quel prix ?  Entretien croisé avec Toussaint Tiendrebeogo (Chef de l’entité de la diversité des expressions culturelles à l’UNESCO ; Secrétaire de la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles) et Mehdi Boubaker (Enseignant universitaire spécialisé en communication visuelle et culturelle ; ancien conseiller ministériel chargé de la communication au cabinet du ministère tunisien des affaires culturelles). 

NO’O CULTURES : Avec la situation de la pandémie que connaît le monde, quelle est la situation de l’art et de l’artiste dans votre pays, la Tunisie ?

Mehdi Boubaker : Les mots qui me viennent pour décrire la situation sont : mutation-transformation et digitalisation; Une mutation vers une digitalisation. Une mutation de l’« œuvre » dans son processus de création et de diffusion. Le confinement par son aspect restrictif et «immobile » a fait évoluer les outils et les moyens de la création.

L’exemple de la Web-série « El kayata- la couturière » réalisée à distance par Zied Litayem et diffusée sur la plateforme digitale d’information alternative Look TM illustre parfaitement cet état des lieux. Le confinement est venu pour décomplexer certaines personnes qui ont osé utiliser les moyens dont elles disposaient pour produire du contenu médiatique- artistique, en somme des produits culturels avec pas ou très peu de moyens. Je parle de l’émission de Dari Darek, de Amel Smaoui diffusée sur les réseaux sociaux ou la Web série de Nejib Belkaadi.

La mutation est vraiment palpable au niveau des moyens de diffusion. En effet, pendant cette période, nous avons assisté à la transformation digitale du festival Gabes cinéma Fen en Web Festival, des web galeries avec notamment l’excellente exposition « Rooms with view, a
confined portrait » de la Maison de l’Image, les performances live avec des plateformes comme KLINK, Artify et sa participation à l’évolution de la consommation du produit filmique.

Je pense que c’est une période de grand questionnement. En tous cas, il y aura un avant et un après Covid19.

Cette situation peut parfaitement être généralisée à l’échelle du continent et même planétaire. Elle montre la résilience des artistes face à la pandémie. C’est d’ailleurs pour accompagner cette résilience que l’UNESCO a lancé le mouvement RESILIART, n’est-ce pas ?

Toussaint Tiendrebeogo : Aujourd’hui, nous vivons une urgence culturelle. L’objectif du mouvement mondial ResiliArt est de sensibiliser justement sur l’impact du COVID-19 sur le secteur de la culture et les moyens de subsistance des professionnels de la culture ; de donner une visibilité aux artistes du monde entier afin que leurs voix soient entendues au niveau politique et dans les processus décisionnels des États en vue de l’élaboration de politiques à court, moyen et long terme face aux conséquences de la pandémie.

Concrètement, les créateurs et les professionnels des industries créatives sont encouragés à rejoindre le mouvement à travers l’organisation de débats ResiliArt, partout dans le monde, et sur les réseaux sociaux, avec l’aide d’un guide fourni par l’UNESCO. Les artistes sont également invités à publier des contenus créatifs, par exemple, une photo, une vidéo ou un texte pour montrer comment ils restent créatifs malgré la crise sanitaire.

Les recommandations qui émergeront de ce mouvement seront partagées avec les États membres de l’UNESCO afin d’enrichir leurs discussions et éclairer leurs processus de décision.

Au-delà des débats qui s’organisent un peu partout, quelles actions concrètes doivent mener les acteurs culturels face à cette pandémie ?

Toussaint Tiendrebeogo : De grands défis se dessinent pour la relance dans le secteur culturel. Au niveau national, la situation fragilise non seulement les artistes et professionnels de la culture, mais aussi les maillons les plus faibles des écosystèmes culturels comme la production et la distribution de biens et services culturels. Alors que la transition vers le numérique s’accélère, l’adaptation des politiques culturelles à l’environnement numérique est inégale.

De grandes entreprises multinationales monopolisent le marché sans contribuer forcément aux écosystèmes culturels nationaux, tant au niveau de la disponibilité de contenu local, du financement de la création, que de la juste rémunération des auteurs. D’un point de vue mondial, la fracture numérique déjà importante entre les pays et les régions pourrait se renforcer alors que l’ensemble de la planète doit se réinventer et innover.

Les inégalités entre les pays risquent d’être accentuées par la crise et cela renvoie à la question de la coopération culturelle internationale qui était déjà fragile et ténue avant la pandémie. Face à ces défis, les réponses doivent être adaptées au contexte de chaque pays. Il semble cependant opportun que les acteurs culturels se mobilisent pour qu’à minima, des mesures soient prises pour assurer dans le court terme des revenus aux artistes et aux professionnels de la culture pénalisés par le manque d’activités.

Afin d’aider les entreprises et espaces culturels à se relever, des mesures destinées à compenser leurs pertes d’exploitation pourraient être envisagées de même que des formes de soutien à la création et à la production culturelle comme forme de résilience.

Les Fonds d’aide existant dans les pays peuvent-ils constituer une solution pour renforcer cette résilience ?

Mehdi Boubaker : Naturellement, on ne peut pas négliger le rôle des fonds d’aides et de relance de la vie culturelle. En tous cas au niveau de la démarche et de la symbolique ; même si leur contribution, avouons-le, reste minime. Pour répondre à la question « ces fonds seuls peuvent-ils sauver la situation » ? Ma réponse est non, surtout si on s’attarde sur les modalités, les critères d’attributions, les délais…

En revanche, leur rôle est d’ordre moral et symbolique puisqu’ils rappellent et confirment le rôle que joue l’artiste dans une société et son importance dans l’organisation sociale dans l’absolu. N’oublions pas que les œuvres artistiques, musicales, littéraires, filmiques, ont accompagné les longues heures de confinement.

De quoi a besoin le secteur culturel en Afrique pour se relever dignement de cette crise : aide financière ? réforme structurelle ?

Toussaint Tiendrebeogo : Le secteur culturel en Afrique dispose d’un extraordinaire potentiel pour contribuer au développement durable du
continent, par la création d’emplois et de revenus, sa contribution à la cohésion sociale et surtout par sa capacité à agir sur les imaginaires et à insuffler ce souffle vital, cette fierté et cette confiance en soi indispensables qui rendent les peuples capables de soulever des montagnes.

Comme dans beaucoup d’autres domaines, l’Afrique peut tirer une grande opportunité des technologies numériques afin d’exploiter tout le potentiel de son secteur culturel. La crise a accéléré la numérisation et la consommation de contenus culturels en ligne et c’est une tendance qui ira en s’accentuant. Cela nécessite que la fracture numérique du continent trouve une réponse structurelle. La formation dans tous les domaines, artistique, technique et managériale, sera également indispensable pour doter le secteur culturel de ressources humaines appropriées.

Enfin, les investissements culturels qu’ils soient publics ou privés devraient être encouragés par des politiques adaptées, car il n’existe aucun modèle de développement du secteur culturel à l’échelle mondiale sans que ne soit développé et poursuivi dans la durée une vraie politique d’investissement.

On s’attend, à la fin de cette crise, à une explosion de production, dans tous les domaines. Comment canaliser cette explosion de créativité pour mieux en profiter ?

Mehdi Boubaker : Oui la période de confinement a entravé l’avancement de nombreux projets donc par la force des choses, on aura un retour
prolifique. Le tout est de pouvoir canaliser toute cette production pour éviter l’effet qu’on a eu après la révolution tunisienne. En effet, la production artistique (filmique, plastique, littéraire…) post-révolution a été marquée par l’omniprésence de la thématique de la révolution dans toutes les œuvres, jusqu’à frôler la saturation et devenir anecdotique.

Je pense qu’au-delà de la thématique, il faudrait capitaliser sur les acquis et les enseignements de cette période pour gagner en liberté et en créativité. Le fait d’avoir expérimenté les nouveaux moyens de diffusion, la production à petits moyens et budget réduit devrait décomplexer la production artistique future et recentrer le propos et l’énergie autour de la force des idées créatrices.

Quel sera l’impact sur les habitudes du public, notamment en termes de choix de consommation culturelle ?

Mehdi Boubaker : Il est fort probable que les habitudes du public évoluent dans la manière et les modalités de consommation dans l’absolu (découverte de E-commerce pour certains, travail à distance pour d’autres…), et naturellement ce changement va s’étendre sur l’appréhension du produit culturel.

Comme souligné plus tôt, cette crise va, sans surprise, favoriser le digital ; le digital qui a été et sera un tremplin pour plusieurs artistes qui vont trouver une alternative plus souple et adaptée à leurs besoins, loin des médias classiques et des circuits de production et de diffusion standards.

Le public moins averti, pas naturellement tourné vers le digital et qui était jusque-là réticent à ces formats, a pu découvrir, par la prolongation de la crise sanitaire, les nouvelles manières de consommer les produits culturels grâce aux plateformes de streaming (l’exemple
de la diffusion du feuilleton ramadansèque Nouba de Abdelhamid Bouchnak sur Artify.tn) et ont pu s’initier à une nouvelle manière de « consommer » le feuilleton traditionnel dans le contexte de la pandémie.

Réalisé par Nidhal Chemengui et Eustache Agboton ©www.noocultures.info
NB : Interview publiée dans le N°001 du e-mag NO’O CULTURES

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