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« AGBADA » : entre hybridité dansée et théâtralité des corps

www.noocultures.info – Performé chez Le Centre de Lobozounkpa, le samedi 29 janvier 2022, le spectacle « Agbada » convoque plusieurs médiums pour créer un spectre plastique plus large et une sphère créative de recherche, d’identités et d’exploration. Inscrit dans le cadre du projet « Le chaos élégant » piloté par Arouna Guindo aux côtés de la Compagnie Dreamkeys, cette pièce restitue convenablement l’état d’esprit de leur démarche : être un laboratoire scénique d’expérimentation de spectacle expérimental. Décryptage !

AGBADA OU LA CONFLUENCE DES STYLES

Par sa construction, sa chronologie, sa configuration et son évolution, cette création rend bien compte d’une intention vive d’hybridité : entre pièce théâtrale, musique et danse.

Cette perspective de pluralité donne à percevoir le mouvement chorégraphique comme une parole dont la fonction permet d’exprimer la pensée du corps et des personnages d’où elle provient.

De fait, les danseurs transcendent leur champ créatif classique pour endosser une posture d’acteur de circonstance. Ils s’approprient ainsi d’autres moyens d’expression comme la danse pour réinventer leur discours, pour étoffer leur prise de position, pour élargir leurs possibilités. Comme pour signifier que le pacte des arts est un privilège pour densifier le langage du corps.

Subdivisée en six (6) actes, cette pièce chorégraphique s’articule autour de six intervenants : Tohou Freddy, Houngan Melaine, Dehoue Giovanni, Kitty Fernand, Yehouenou Loth Carnot et le lead Arouna Guindo. Dès l’entame, une tension narrative est perceptible, un souffle de suspense aussi, entretenu par la musique presque théâtrale composée par Dj Roto. La cohabitation des arts est immédiate afin de contribuer à une représentation dramaturgique dansée.

Entre tractions musculaires, pas d’équilibriste, rotations sur soi, processions, démonstrations solos, interventions en chœur, c’est sous l’égide d’un récit tragique qu’ils retiennent notre attention.

Dès lors, la pièce, d’une heure environ, se construit à travers différents tableaux où les danseurs s’engagent frénétiquement (souvent torse nu), alternant entre plusieurs styles de danses hip-hop (vogging, breakdance, freeze, popping, etc.). On constate là, une volonté de croisement des multiples langages de cette danse contemporaine qu’ils n’hésitent pas à parsemer de références locales. Mais plus loin encore, en complicité avec Dj Roto à la musique, on les voit puiser dans les codes de nos danses coutumières pour esquisser des pas de traditions sur du hip-hop. Et vice-versa.

Cette transposition témoigne de leur ambition à brouiller les pistes entre des systèmes de danses ayant chacun un schéma esthétique différent. Serait-ce leur manière de suggérer une universalité plus inclusive et un rééquilibre sans condescendance des perceptions sur les genres ? Ou une manière subtile d’atténuer les différences longtemps entretenues ?

AGBADA OU COMMENT FAIRE DANSER LA LUMIÈRE

La lumière joue un rôle prépondérant dans la mise en scène de « Agbada ». Elle vient soit pour envelopper les corps, soit pour dévoiler leurs ombres.

Elle veille également à échapper à la nécessité de strictement se recentrer sur l’anatomie des danseurs. De sorte que, l’éclairage du spectacle leur accorde une amplitude d’actions qui enrichit le regard du spectateur. Ainsi, dans leurs déplacements comme dans l’appropriation de l’espace, cette façon de déployer la lumière garantit une flexibilité pour étaler la trame. Elle assure évidemment une mobilité moins machinale ou mécanique. Facilitant à l’expression chorégraphique une certaine diversité stylistique, une réappropriation de la dynamique commune.

Avec cette approche plus extensive et enveloppante, la lumière est quasiment orchestrale et n’intervient que pour servir d’interprétation du propos du spectacle. L’on se satisfait de constater à quel point, la lumière est assez bonne, pour n’être ni trop accablante, ni trop présente, ni trop accaparante. Elle est là sans trop exiger d’être vue. Elle ne crée donc pas une surabondance d’effets qui pourrait déconcentrer ou délocaliser le regard du public.

Évidemment dans la construction progressive de cette création, il serait davantage intéressant de voir plus de précisions dans le basculement de lumière d’un acte à un autre. Il serait aussi pertinent de la voir fluctuer au-delà des colorations. Notamment avec la possibilité de rendre plus sensibles les visages et de redonner de l’importance à l’expressivité du regard. Et pourquoi pas, explorer des éclairages de face ou de dos permettant d’exprimer des notions d’intensités, de répartition et de regroupement plus saisissants. Certes, tout en nuances. Ce qui impliquerait sans doute de trouver un dispositif singulier, permettant de se jouer des contrastes, des directions que prennent les danseurs, de leurs angles de mouvement et plus encore.

AGBADA OU LE SPECTACLE ARCHITECTURAL

Ce spectacle semble se saisir métaphoriquement des accessoires sollicités pour exprimer l’intangibilité des choses, la résistance des forces intérieures, l’éphémère dans sa forme la plus insaisissable et l’effacement à soi des influences extérieures comme preuve de réinvestissement vers sa propre destinée. En cela « Agbada » se veut être une subtile allégorie dansée de la déconstruction humaine pour aller vers ce qui nous définit intimement.

L’on pourrait interpréter le travail qui a été construit comme relevant d’une approche architecturale organique. D’autant plus que les artistes qui s’expriment ne conditionnent pas la forme de leur représentation par rapport à la fonction dite fondamentale des gestes, des styles de performance qu’ils utilisent. Au contraire ! L’on constate que le(s) sujet(s) de la performance influence(nt) leur approche scénique et leur expression corporelle. En même temps qu’ils se modèlent eux-mêmes en incarnant les sujets, les matériels, les empreintes, la matière, auxquels leur démarche fait référence. Cela s’applique autant au « Agbada » qu’aux préoccupations esthétiques ou thématiques qui en découlent : le retour à soi, la quête identitaire, l’hybridité existentielle, l’appartenance au monde tout en étant ancré à l’Afrique, l’universalité recentrée.

Ils n’hésitent ni à inverser ni à se substituer aux matériaux sur lesquels reposent le spectacle. Ainsi, ils pensent « Agbada » (le spectacle comme le boubou) tel un organisme vivant, un élément présent qu’ils endossent avec ou sans sa matérialisation palpable. Dans ce sens, ce spectacle peut s’entrevoir comme étant un lieu de rencontre entre l’esprit du boubou qui se déploie sur le corps (considéré comme environnement naturel propice à son utilisation), et les obligations ou désirs des danseurs devant occuper l’édifice de la scène.

Quelques tâtonnements techniques se remarquent. Quelques imprécisions dans le geste, dans la gestuelle, dans la synchronisation collective aussi. Mais cela n’entache pas l’intention de s’affirmer par mécanique d’épuration et minimalisme esthétique.

 

NOTES DE SPECTACLE

Acte 1

  • La scène est parsemée de symboliques, de flèches, de figurines. Une semi-pénombre. Des tintements. Le lead s’empare de la scène, un râteau dans les bras. Il intègre le cercle dessiné au préalable au centre de la scène. Ses compères surgissent. Ils se présentent au public soit à reculons, sont disposés en essaim, soit disloqués à travers l’espace scénique, prenant repères au gré des éléments tracés au préalable contre le sol. La musique accompagne leur mouvement. Est-elle haïtienne ? Poussière. Ratissage de sol. À tour de rôle, les danseurs réagissent à l’interpellation dansée du lead.
  • Au bout d’un moment de danse, le lead porte sur son dos un des danseurs et avance à pas de tortue vers la sortie. Faut-il aller lentement pour retourner d’où l’on vient ?
  • Ensuite, sortie des autres danseurs. Une première phase semble être clôturée. Était-ce donc l’introduction ?
  • Le look des danseurs dans cette première étape est marquant : torse nu (sauf le lead qui porte un t-shirt) + foulard + pantalon noir. Pourquoi ce choix ?

Acte 2

  • L’intention de cette deuxième phase pourrait s’articuler comme suit : comment le breakdance peut-il réinvestir notre rythme local « Agbadja » ?
  • La musique est traditionnelle. Les pas sont urbains. Quel beau contraste !
  • Des danseurs, tour à tour, viennent ratisser un chemin derrière le lead qui lui, a dansé depuis le début de cette deuxième partie.
  • Le dernier danseur qui a ratissé avec les autres reste sur la scène pendant que les autres s’éclipsent. Il y reste longtemps après, à la lisière droite de la scène, à l’arrière, dans un angle. S’excentrer est-ce une manière de se recueillir ou de se désolidariser de la quête collective pour se recentrer sur soi ?
  • Le lead rejoint à nouveau la scène et lance à présent des amas de charbons sur la scène. Notamment en direction du danseur excentré qui se débat et résiste. Est-ce une sorte d’exorcisme ? Est-ce une manière de chercher à se purifier de l’envahissement des influences extérieures sur nos patrimoines intérieurs ?
  • Le lead est rejoint par un autre danseur avec un sceau contenant de l’eau et un torchon de nettoyage. Sommes-nous dans une transcription de l’effort introspectif que nous avons chacun à faire pour nous purifier face aux emprises du monde ?
  • Ils assainissent une grande partie de la scène. L’un des danseurs s’éclipse ensuite et un autre rejoint la scène.
  • À chaque tableau, ils implémentent un autre style de danse. Pourquoi ? À quoi cela répond-il ?
  • À chaque tableau, le lead sert de passerelle.
  • Pourquoi jouer à même le sol ? Ce choix est-il lié au fait que l’être humain est dit être poussière ? Le sol est-il un appel à ancrage au soi intrinsèque ?

Acte 3

  • Les muscles sont sollicités en termes de souplesse, de solidité, d’équilibre et de rotations sur soi. Quelle est la signification de leur dynamique circulaire répétitive ? Moment de réflexions ou de remise en cause ?
  • Les lumières sont utilisées de manière subtile. Lumières feutrées, avec des nuances de néon, de rouge, de blanc, de rose, etc. Comment s’est opéré le choix des colorations ?
  • À chaque tableau, il y a comme une urgence de la possession de l’espace qui se perçoit à travers les mouvements d’une partie ou de l’ensemble des danseurs. Est-ce par contrainte ou par instantanéité ?
  • L’un des plus intéressants constats sur le spectacle : la diversité des corps mis en scène. Rond, mince, svelte, potelé, etc. Est-ce une manière de déconstruire les préjugés sur le corps idéal capable de danser, ou de tenir le rythme athlétique d’un tel spectacle ? Est-ce aussi une sorte d’appel à l’inclusion dans le milieu ?

Acte 4

  • Cette phase commence par l’implémentation du silence. Le silence serait-il donc un rythme ?
  • Ce quatrième tableau s’appesantit sur le regard et l’effort d’interpeller le public par le regard.
  • C’est la première fois depuis le début, que le quatrième mur est brisé. Est-ce anodin que ce soit fait dans le quatrième acte du spectacle ?
  • La musique est ici beaucoup plus en exergue. Ses subtilités se perçoivent mieux en tout cas.
  • On entend des onomatopées qui ponctuent l’accompagnement musical. Puis une guitare sèche vient expliciter l’idée du compositeur de la musique qui accompagne le spectacle d’être aussi composite que ce que proposent les danseurs.
  • Ce quatrième tableau se recentre essentiellement sur le haut du corps. Le maniement des mains prend un sens et une valeur totalement différente.

Acte 5

  • C’est le tableau de la transe, du déchainement. Comme une conjuration ou une lutte exorciste. Comme une révolte ou une irruption insoumise. Avec en filigrane une notion transversale d’entraide salvatrice et mutuelle entre les danseurs qui prestent.

Acte 6

  • C’est la partie la plus cérémonieuse du spectacle.
  • Des instruments du terroir interviennent. Notamment le Gangan. Joué avec intensité, avec accentuation. Comme pour annoncer une nouvelle ère ?
  • On entend aussi des sons de percussions saccadés, volontairement hors-temps, hors rythmique spécifique.
  • De l’huile noire. À quoi répond ce choix ?
  • Un Agbada est utilisé. Il intervient comme pour protéger les danseurs qui semblent s’être mués en esprits.
  • Les références spirituelles de cette sixième partie sont perceptibles et permettent de cerner le second degré à travers lequel il faut regarder ce spectacle.

 

Djamile Mama Gao (Collaboration) ©www.noocultures.info